J’ai lu vos commentaires avec intérêt. Et je constate un méli-mélo, ce qui peut mener à envisager des hypothèses ou tirer des conclusions erronées.
Déjà « logiciel libre » provient de l’anglais « free software ». Et dans l’esprit anglo-saxon, c’est « free of charge », soit « gratuit ». Alors que dans l’esprit européen continental « logiciel libre » est associé à « libre de droits ». Donc déjà, le concept est différent même si le logiciel, son processus de production et de livraison par téléchargement restent identiques.
Il y a une différence fondamentale du point de vue juridique. Dans le droit anglo-saxon (US & UK), la création intellectuelle (une musique, un écrit, une parole, un film, une photographie, un logiciel, un dessin, une forme, etc.) est dissociée de son créateur tandis que dans le droit européen continental (FR & DE), elle fait partie de son créateur en tant qu’extension de l’individu. Au même titre que ses organes.
Cela résulte d’une différence philosophique d’origine germanique datant de trois siècles et reprise par les Français mais reniée par les Anglais.
Ainsi, le droit d’auteur attachée à la création intellectuelle est automatique en Europe, dès lors qu’il y a une preuve datée ou des témoins effectuant une déclaration sur l’honneur. Il n’y a aucun enregistrement particulier à faire. Elle perdure durant toute la vie de son créateur, voire au delà pendant des décennies selon les pays.
Tant que dans les pays anglo-saxons, la création qui a sa propre vie juridique, doit être déclarée par son auteur auprès d’un organisme l’enregistrant et gérant les éventuelles contestations. C’est le fameux « registered » ® aux Etats Unis.
Le corollaire est que l’auteur d’une création, dont la portée est mondiale, au hasard un logiciel, doit enregistrer sa création aux US + UK, qu’il soit anglo-saxon ou européen continental, qu’il veuille l’exploiter ou pas en Europe, en UK, aux US. Sinon, un tiers pourra l’enregistrer à son insu, trouvant l’idée intéressante, et il aura beaucoup de mal à s’y opposer.
Concernant les brevets, il y a la même dichotomie entre le droit anglo-saxon et le droit européen continental. Déjà les anglo-saxons considèrent que tout est brevetable tandis que les européens continentaux considèrent que seul un bien matériel est brevetable. Egalement, le fonctionnement du brevet est inverse : pour les anglo-saxons, l’objet du brevet est de rendre public au plus vite la découverte afin que plusieurs entreprises en concurrence puissent proposer des solutions l’exploitant. Tandis que pour les européens continentaux, l’objet du brevet est de protéger son déposant pour qu’il en tire une rente le plus longtemps possible. Vous l’avez compris, les logiciels ne sont pas brevetables en Europe, à de très rares exception.
Un individu ou une société possédant des droits soit d’auteur ou soit via un brevet a alors plusieurs possibilités :
- Soit exploiter son droit en direct pour son propre compte.
- Soit déléguer l’exploitation de son droit à un tiers via un accord de licence, d’où le terme « licence logicielle ».
- Soit renoncer à son droit et à verser l’objet sur lequel il possède ce droit au public.
Pour en revenir au « logiciel libre », selon l’appellation générique, il faut distinguer le droit et le prix. Et dans la composante droit, il peut y avoir de nombreuses variantes pour un tiers, tel l’autorisation d’usage ou pas, l’autorisation de copie ou pas, l’autorisation de modification ou pas, l’autorisation d’en faire publicité ou pas, l’autorisation d’en faire commerce ou pas, l’autorisation de se l’approprier ou pas. Et idem avec les obligations. C’est la raison pour laquelle il existe de nombreuses variantes de licences attachées aux logiciels Open Source.
Maintenant, il faut garder à l’esprit que, sauf à de rares exceptions, le droit est territorial. Ainsi les lois de l’Union européenne s’arrêtent à sa frontière, tout comme celles pour le Royaume-Uni et pour les Etats Unis. Et bien évidemment, l’esprit des corpus de lois est différent, comme je viens de l’expliquer pour le droit d’auteur ou le brevet.
Cela veut que les mêmes termes d’une licence peuvent s’interpréter différemment selon le territoire, voire peuvent être déclarés nuls. Et les américains sont très pugnaces pour faire respecter leurs droits. Donc avec le « logiciel libre », il faut ne pas faire n’importe quoi, sinon cela peut coûter très cher.
Concernant la production de logiciels, elle est loin d’être gratuite puisqu’elle nécessite un travail important, donc des compétences, de l’expérience, des hommes et d’autres moyens. De plus, les statistiques montre que ce volume de travail est croissant avec le temps. Ainsi, un gros logiciel dans les années 1990, c’était 100 000 lignes de code. Dans les années 2000, 1 000 000 de lignes de code. Dans les années 2010, 10 000 000 de lignes de code. Le coût est donc exponentiel avec le temps, même si l’automatisation tend à atténuer le phénomène.
Si tout le montre conviendra que le logiciel a un coût, alors comment le rendre gratuit, composante prix du « logiciel libre » ? Les modèles économiques les plus usuels sont les suivants :
- Un ou plusieurs bénévoles consacrent du temps à la production du logiciel et à sa maintenance.
- Une société commerciale tire de son activité principale un financement marginal (quelques pourcents de son CA) dédié à la production du logiciel.
Par exemple, elle vend des ordinateurs, du service d’hébergement, du service de maintenance, etc.
- Une société commerciale attire une base de clientèle via ses logiciels gratuits, collecte des données qu’elle revend à des annonceurs. Tel Google ou Facebook.
- Un éditeur fait deux versions de ses logiciels - une limitée gratuite en tant que produit d’appel et une étendue payante.
- Un éditeur commercialise les dernières versions de ses logiciels et diffuse gratuitement la version si ancienne qu’il la juge obsolète.
- Un éditeur distribue les premières versions de son logiciel en construction le temps de se faire connaître puis les version suivantes seront payantes.
- Un organisme d’état reçoit des subventions tirées de l’impôt pour mener des recherches et crée à cette occasion des logiciels - l’Inria.
Il faut savoir, par expérience, que le premier modèle économique basé sur le bénévolat fait long feu rapidement. La durée de vie constatée pour un logiciel produit par du pur bénévolat est de l’ordre de 3 ans, temps au bout duquel le burn-out fait son effet. Ce qui laisse le bec dans l’eau ses utilisateurs quand ils ne peuvent récupérer les données ou leurs traitements.
Dans les faits, plus de 80% des contributeurs au « logiciel libre » sont portés par des sociétés commerciales (Ibm, Microsoft, Facebook, Google, Intel, Nvidia, etc.) et seulement moins de 15% des contributeurs sont bénévoles.
Le logiciel libre est devenu un bon moyen pour écraser les concurrents dans l’attribution des budgets informatiques quand une solution globale doit être montée - matériel + logiciels de base + logiciels intermédiaires + logiciels applicatifs + gestion du changement + services après-vente. C’est pour cela qu’on retrouve des grands acteurs supporteurs de logiciels libres. Dans les affaires, l’altruisme n’existe pas.
En intégrant des « logiciels libres » gratuits, la structure de coût est remodelée, le plus souvent au détriment des éditeurs de « logiciels intermédiaires » qui se voient sortis du marché. Leur part de valeur est redistribuée entre les autres acteurs, dont le client.
C’est une technique d’optimisation, tout comme acheter directement son matériel en Chine et non auprès de fournisseurs nationaux ou faire appel à des sociétés de services offshore en Inde ou au Maroc au lieu de faire appel appel des SSII nationales.
Maintenant il existe aujourd’hui des logiciels onéreux tout comme des logiciels gratuits. Selon moi, ce qui compte est l’adéquation de la solution pour le besoin au regard d’un juste prix payé. Parce que même un « logiciel libre », on finit par le payer. Tout simplement parce qu’il a un coût de production grandissant qui est supporté à plus de 80% par des sociétés commerciales, donc employant des salariés, achetant du matériel et des services, payant des impôts et autres taxes pour cela. Le gratuit n’est qu’une impression au même titre que les services publics à la françaises. Qui au final ne sont pas mieux que dans les autres pays comparables mais coûtent beaucoup plus cher. Tout simplement parce que le consommateur n’a pas la notion du coût de production.
Outre l’adéquation de la solution sur l’instant, il faut aussi considérer sa pérennité, ce qui suppose une démarche qualité, une documentation actualisée, pas seulement pour l’utilisateur, mais aussi de son architecture et de son fonctionnement interne et un entretien des compétences par des des formations. Compte également fortement sa capacité à s’intégrer avec les autres logiciels, soit par échange de données ou soit par appel de services. Ce qui suppose qu’il supporte des normes ou des standards de l’état de l’art, qu’il évolue en conséquence, et qu’il soit ouvert via des APIs.
Trop de « logiciels libres » font défaut sur ses derniers points, sauf par exemple les biens connus Linux / Open Office / PostgreSQL, ce qui est déjà beaucoup moins le cas pour les logiciels propriétaires. Parce que cela engage la survie des entreprises éditeurs de logiciels pour conserver leurs marchés et donc leurs emplois et leurs profits.
Sachant que tous les éditeurs de logiciels, en particulier français, sont loin d’être aussi à l’aise qu’Oracle, Sap ou Microsoft sur le sujet.
Pour conclure, j’ajouterais que nos emplettes sont nos emplois et notre indépendance. Egalement dans le monde du logiciel.