Les données pour un débat scientifique, par Bernard Beauzamy

Le « débat scientifique » concerne tout ce qui a trait aux Lois de la Nature. Celles-ci sont très complexes, et nous n’en avons qu’une compréhension limitée, pour au moins deux raisons : nous ne disposons pas, en général, des données nécessaires et nous ne connaissons pas les lois physiques sous-jacentes. Pour prendre un exemple simple, nous n’avons que des données récentes et incomplètes sur les séismes et nous ne connaissons pas bien les lois physiques qui régissent les séismes. Il est donc complètement normal qu’il y ait débat, par exemple sur la « carte sismique » de la France et un tel débat est important en pratique : si on construit un pont ou une centrale nucléaire en Bretagne, quel « séisme de référence » faut-il choisir ? La réponse va conditionner la construction elle-même, plus ou moins robuste selon les cas.

Ne relèvent pas du débat scientifique toutes les questions qui sont propres aux activités humaines prises au sens strict : faut-il abolir la peine de mort ? autoriser l’avortement ? déplacer le passage clouté ? taxer les riches ? acheter un Picasso ? limiter la vitesse sur les routes ? Ce sont des débats de société. L’existence même de Dieu relève en théorie des lois de la Nature, mais le débat s’est enlisé faute de preuves et a quitté le domaine scientifique depuis longtemps.

Lorsque nous disposons de lois physiques (attraction universelle, champ électrique ou magnétique, résistance de l’air, des matériaux, etc.), ce ne sont que des simplifications empiriques et leur domaine de validité lui-même fait débat. Prenons un exemple concret, que nous avons rencontré dans un travail pour le CNES (2004) : lors de la retombée de débris spatiaux, à très haute vitesse, en atmosphère très raréfiée (haute altitude), on ne connaît pas bien les lois relatives à la résistance de l’air.

Contrairement à ce que croient beaucoup de gens, la connaissance que nous avons des phéno-mènes physiques est très pauvre. On ne sait pas, en particulier, pourquoi le système solaire est stable (ou simplement l’orbite de la Terre), ni pourquoi en 5 milliards d’années la Terre n’est pas complètement refroidie. Un débat s’impose donc à chaque fois, pour confronter les différentes explications disponibles.

  1. La présentation du débat

Le débat est l’acte par lequel un acteur A soumet ses données, ses hypothèses, ses raisonnements, ses conclusions, à l’attention d’autres acteurs B, C, etc., avec pour objectif de voir si ces données, hypothèses, raisonnements, conclusions, seront validés ou non par les autres acteurs.

Et donc, par définition, A doit être reconnaissant à B, C, etc., du temps et de l’attention qu’ils porteront à ses arguments ; inversement, B, C, etc., seront reconnaissants à A de les avoir consultés, puisqu’ainsi ils acquièrent des connaissances nouvelles, qu’ils n’auraient pas eues si A ne s’était pas manifesté.

Donc, toujours par définition, le débat doit être courtois, chacune des parties étant reconnaissante à l’autre. C’était le cas dans l’Antiquité : Archimède écrit très courtoisement à ses collègues. Beaucoup plus récemment, Henri Poincaré écrit à Oskar Backlund, le 5 février 1901 :
Très honoré Collègue,
Je Vous suis très reconnaissant pour avoir appelé l’attention à l’erreur fâcheuse dans ma note sur la précession, etc.
http://henripoincarepapers.univ-lorraine.fr/chp/text/backlundo19010205.html

  1. Le débat scientifique aux 19ème et 20ème siècles

Au 19ème siècle, puis au 20ème siècle, les idées scientifiques ont commencé à jouer un rôle impor-tant dans la vie sociale : Pasteur, l’apparition de l’électricité, l’industrialisation, etc.

Dans l’immense majorité des cas, la communauté scientifique voit l’apparition d’une idée nouvelle comme une offense à ses certitudes, à sa majesté ; offense qu’il faut punir avec toutes les armes disponibles. Louis Ferdinand Céline consacre sa thèse de doctorat (préface à la réédition de 1936) à Semmelweis (1818-1865), médecin hongrois travaillant à Vienne ; il démontra les vertus de l’hygiène lors d’un accouchement, mais ses conclusions furent rejetées par ses confrères à l’époque, et il est mort fou.

Voici la terrible histoire de Philippe-Ignace Semmelweis.

Elle peut sembler un peu aride, rebuter au premier abord, à cause des détails et des chiffres, des explications minutieuses. Mais le lecteur intrépide sera bien vite récompensé. Elle vaut la peine et l’effort. J’aurais pu la reprendre du début, la fignoler, la rendre plus alerte. C’était facile, j’ai pas voulu. Je la donne donc pour ce qu’elle vaut.

La forme n’a pas d’importance, c’est le fond qui compte. Il est riche à souhait, je suppose. Il nous démontre le danger de vouloir trop de bien aux hommes. C’est une vieille leçon toujours jeune.

Supposez qu’aujourd’hui, de même, il survienne un autre innocent qui se mette à guérir le cancer. Il sait pas quel genre de musique on lui ferait tout de suite danser ! Ça serait vraiment phénoménal ! Ah ! qu’il redouble de prudence ! Ah ! il vaut mieux qu’il soit prévenu. Qu’il se tienne vachement à carreau ! Ah ! il aurait bien plus d’afur à s’engager immédiatement dans une Légion étrangère ! Rien n’est gratuit en ce bas monde. Tout s’expie, le bien, comme le mal, se paie tôt ou tard. Le bien c’est beaucoup plus cher, forcément.

Max Planck : Une nouvelle vérité en sciences ne triomphe jamais en convainquant les opposants et en leur faisant voir la lumière, mais plutôt parce que ses opposants finissent par mourir, et qu’il arrive une nouvelle génération à qui cette vérité est familière.

  1. De nos jours

De nos jours, l’argumentation prend un tour plus personnel ; ce sont les débats de nature envi-ronnementale qui sont de loin les plus animés et les plus amusants. On s’y étripe à l’envi, à grands coups d’arguments tous moins scientifiques les uns que les autres. Imaginons le débat suivant : la question est de savoir si le tétrachlorure de rubidium (sous forme cristalline, évidemment) a ou non un impact sur le développement des résineux en Amazonie ; cette question, à l’évidence, est de toute première importance. Pour réfuter les assertions de vos interlocuteurs, vous pouvez utiliser l’un des arguments suivants, ou bien de préférence plusieurs :

 Votre interlocuteur n’a aucune publication sur le tétrachlorure de rubidium, ce qui prouve qu’il est incompétent ;
 Votre interlocuteur n’a aucune publication sur les résineux d’Amazonie, ce qui prouve qu’il est incompétent ;
 Votre interlocuteur a fait une conférence en 1975 devant les producteurs de rubidium, ce qui prouve qu’il est vendu ;
 Votre interlocuteur a fait une conférence en 1980 devant les exploitants de résineux, ce qui prouve qu’il est vendu ;
 Votre interlocuteur a fait une conférence devant un parti de droite, ce qui prouve qu’il est vendu au grand Capital ;
 Votre interlocuteur a des liens avec la Russie (resp. les USA, resp. la Chine), ce qui prouve qu’il est vendu aux puissances étrangères ;
 Il y a de très nombreuses publications qui vont dans votre sens et très peu dans le sens de votre interlocuteur, ce qui prouve qu’il est minoritaire ;
 Toutes les Organisations Non Gouvernementales vont dans votre sens et très peu dans le sens de votre interlocuteur ;
 Si les résineux d’Amazonie ne se développent pas comme attendu, ce sera une catastrophe pour la biodiversité, et votre interlocuteur est un criminel ;
 Si les résineux d’Amazonie se développent comme annoncé par votre interlocuteur, ce sera une catastrophe pour la forêt amazonienne, et votre interlocuteur est un criminel.

On constate malheureusement que, dans ces conditions de débat, la présence de données chiffrées pertinentes devient de peu d’importance. Il serait bon d’y réfléchir et de se dire qu’avant tout débat de société, on doit vérifier que les données sont disponibles et accessibles à tout le monde sous un format standardisé. On ne peut toutefois garantir que cela mettra fin aux innombrables guerres de religion dans lesquelles notre époque se complaît.